La Libération de SIVRY SUR MEUSE – 2 Septembre 1944
Prisonnier de guerre en Juin 1940, les circonstances qui ont voulu que je reste en France sans m'évader, sont relatées dans un livre réservé à ma famille. De 1941 à1944, j'ai travaillé pour l'Ostland dans une ferme à Milly-sur-Bradon, sous l'autorité d'un chef de culture allemand et d'un adjudant français. Fin Août 1944, le village était investi par une division de panzers SS. Notre adjudant décide, un peu tard et sans armes, d'improviser un groupe de résistance sous son autorité. A la moindre manifestation suspecte d'hostilité, nous risquions tout simplement de nous faire abattre comme des lapins. Il était évident que le vent tournait et que notre homme avait le seul souci de ménager ses arrières pour les jours à venir, pleins d'incertitudes graves pour tout le monde, à plus forte raison pour les valets fidèles de l'occupant allemand.
Je rassemblais discrètement toutes mes affaires dans les sacoches de mon vélo, en évitant volontairement de faire mes adieux aux copains, à cause de l'adjudant qui rôdait encore dans le coin. Je quittais rapidement les lieux par les jardins, en direction de la route de Murvaux. Cette petite route tranquille permettait de rejoindre la grande forêt qui s'étendait sur plusieurs communes, jusqu'aux abords de Sivry. J'évitais ainsi la grande route des convois allemands et la traversée de la ville de Dun. Dès que je montais le petit chemin en lisière de la forêt, le vélo à la main, j'étais déjà un hors-la-loi vis à vis de l'occupant mais je me sentais le cœur léger, dans un autre monde. Dominant d'un coup d'œil toute la région jusqu'à Mouzay, à partir des hauteurs d'où je me trouvais, je pouvais m'assurer que je n'avais pas été suivi. Je pouvais observer tous les véhicules qui circulaient sur les routes. Il me fallait deux bonnes heures de marche avec quelques portions de parcours à vélo, pour atteindre Sivry. Mais il me fallait aussi traverser un kilomètre en terrain découvert et la route de Sedan, où passaient les convois allemands.
Après avoir traversé le petit village tranquille de Fontaines, au milieu des bois, j'arrivais bientôt en lisière, sur les hauteurs d'Haraumont, en vue de Sivry-sur-Meuse. Le plus difficile restait à faire. A partir de là, il me fallait être prudent, me dissimuler le plus possible derrière les bosquets avant d'atteindre la route. Après avoir vérifié vers le sud qu'il n'y avait pas de convois allemands en vue, je traversais la route rapidement pour atteindre la berge du canal derrière les grands peupliers. Après avoir atteint les premières maisons de Sivry par le Port, je me sentais en sécurité quand je rentrais à la maison Huraux par la petite porte du jardin.
J'étais heureux de retrouver les miens et la famille était soulagée de me voir arriver. Après les avoir mis au courant de la situation, je décidais de m'installer au grenier d'où je pouvais surveiller la route par les fentes des volets et me réfugier dans un placard à outils à la moindre alerte. Les convois allemands se suivaient maintenant sans interruption. Parfois, un groupe s'arrêtait devant la maison, à ce moment-là je redoublais de vigilance. Quelques-uns rentraient pour demander à manger ou à boire, ou pour se laver. A condition de leur donner ce qu'ils demandaient, ils étaient corrects. Quelques œufs sur le plat avec des morceaux de lard et un verre de vin, c'était suffisant pour qu'ils reprennent la route et "Dank schoen, Aufwiedersehen". Pour le merci, d'accord mais "au revoir" c'était à cent lieues de ce que nous souhaitions !
Cependant, l'atmosphère restait tendue, malgré l'absence de groupes de Résistance dans la région, un incident était toujours possible. Quelques communes de La Meuse en firent la triste expérience, comme Robert-Espagne près de Bar-Le-Duc où un accrochage avec des maquisards provoqua l'incendie du village et le massacre de plus de cinquante habitants.
La journée suivante et la nuit furent troublées sans arrêt par le bruit des camions et des blindés qui remontaient vers le nord. Le lendemain dans la matinée, un calme insolite succéda à cette agitation. Quelques habitants sortirent des maisons et chacun émettait ses hypothèses sur la suite des événements. Le silence était seulement troublé par quelques passages rapides d'avions de reconnaissance alliés. Comme personne n'était sorti depuis deux jours, il fallait tout de même pourvoir au ravitaillement en pommes de terre pour la maison. Je suis parti avec mon beau-père jusqu'au jardin du Moulin près du Bief. Pendant que nous ramassions nos tubercules dans des cajettes pour les charger sur la brouette, une formidable explosion projeta en l'air une multitude de morceaux de bois de toutes tailles dont certains vinrent atterrir dans le jardin autour de nous. Un groupe d'Allemands du Génie étaient revenus sans bruit par les berges du canal. Ils venaient de faire sauter la passerelle provisoire construite après la destruction du pont en Juin 1940. Ce fut pour nous le dernier épisode de la guerre de 1940 à 1944.
Sivry sur Meuse, le 2 Septembre 1944. Dans la matinée, toutes sortes d'informations incontrôlables circulent sur l'arrivée imminente des Américains. On les a vus à Verdun, puis à Montfaucon, ensuite à Damvillers. Dans l'après-midi, le fils Boisselier, gardien du barrage de Consenvoye, vient nous certifier qu'il avait vu les Américains près de Forges, à quelques kilomètres sur la rive gauche de La Meuse. Devant notre incrédulité, il sortit ostensiblement de sa poche un paquet de Chesterfield. La preuve était irréfutable et faisait monter la tension.
Quelques instants plus tard, une Jeep montée par deux G.I's faisait une apparition discrète au tournant de la gendarmerie et venait se garer sous l'escalier de la maison Carpentier. Les deux soldats, la figure noircie et le regard méfiant, mirent pied à terre avec armes à la main, aussitôt entourés par quelques habitants et des enfants du quartier. Ils étaient indifférents aux sollicitations dont ils étaient l'objet. Ils ne quittaient pas des yeux les toitures des maisons et les deux clochers de l'église. Il fallait comprendre que depuis les plages de Normandie, ces combattants savaient à quoi s'en tenir avec les tireurs embusqués. Leurs supérieurs n'avaient pas manqué de leur recommander de redoubler de vigilance en avançant vers la frontière allemande, dont ils se croyaient déjà tout proches. Un habitant de Sivry, vraiment inconscient, nous avait réunis devant la Mairie et distribué à chacun un brassard tricolore F.F.I. avec un fusil et quelques cartouches. Ceci disait-il, en vue d'organiser des patrouilles pour la nuit autour du village et vers les prés de La Meuse, afin de prévenir toute infiltration en retour de nouveaux saboteurs allemands après l'explosion de la passerelle.
Nos deux Américains ont dû rester jusqu'au soir ou même une partie de la nuit car le lendemain matin ils avaient disparus. Dans la journée, quelques tanks "Schermann" traversèrent rapidement le village de Sivry en direction du Nord en nous jetant au passage des tablettes de chewing-gum et des paquets de cigarettes "Camel". Quand notre petit groupe de résistants d'occasion a vu revenir les tanks américains, pour repartir vers le Sud aussi vite qu'ils étaient venus, l'inquiétude remplaça l'euphorie de cette première journée de liberté retrouvée. La veille au soir, une colonne allemande était revenue à l'entrée de Dun-sur-Meuse. Un agent de la gare de Dun, Monsieur Lacroix, avait reçu une balle mortelle sur la route de Sedan, en voulant s'assurer que la voie était libre pour les avant-gardes américaines stationnées dans l'agglomération. Le repli général avait été ordonné jusqu'au Nord de Verdun.
Notre situation était devenue délicate. Compromis par nos brassards et nos vieux fusils, aux yeux d'éventuels mouchards mêlés à la population, on nous conseilla nous aussi, un repli prudent sur Verdun. A la tombée de la nuit, c'est sans gloire que nous sommes partis à pied derrière notre "chef". Nous étions à peine sortis du village que le "chef" décida qu'il n'était pas utile de conserver nos armes. Dans la montée vers la Croix, nous les avons cachées dans une buse d'écoulement du fossé de la route. Après avoir parcouru quelques kilomètres dans la nuit au-delà de Consenvoye, nous entendions le ronronnement continu d'un petit avion au-dessus de la Vallée de La Meuse. Nous commencions à nous habituer à cette présence quand l'appareil fut pris dans les feux croisés de plusieurs projecteurs dont les rayons semblaient venir d'assez loin. Au même moment, un fracas assourdissant d'armes lourdes nous entoura de tous côtés et nous jeta instinctivement dans les fossés de la route. C'était les batteries de D.C.A. américaines, dont nous n'avions même soupçonné l'existence. Sur un ordre transmis par radio, elles venaient d'entrer en action dans l'obscurité et le silence de la nuit. Aussitôt, une longue traînée blanche dirigée vers le sol apparaissait dans la lumière des projecteurs. L'avion allemand allait s'écraser dans une gerbe de flammes près du canal à Consenvoye.
Découverts par des G.Is hilares, nous avons continué notre marche dans la nuit. L'alerte passée, de nombreuses petites lumières nous firent découvrir à perte de vue de chaque côté de la route, la présence d'une armée entière dont nous n'avions pas soupçonné la présence silencieuse quelques instants auparavant. A Belleville, dans le faubourg nord de Verdun, nous avons dormi un peu sous un hangar avant notre retour peu glorieux vers Sivry. Nous avons échangé nos armes récupérées dans le fossé près de la Croix, contre une boîte d'œufs au jambon made in U.S.A. et quelques tablettes de chocolat en témoignage de notre participation à la libération de Sivry. Ainsi se terminait notre minable épopée dont certains auraient voulu faire croire qu'elle avait été "héroïque"… cinquante ans plus tard !
(Extrait de mon livre écrit pour ma famille "Quand passent les conquérants" en 1994)
L’Ostland
J’avais 20 ans en avril 1939, quelques mois plus tard, c’était la guerre.
« Appelé sous les drapeaux » à la fin de cette même année, avec tous mes camarades, nous sommes arrivés dans La Meuse fin Avril 1940, après une formation militaire des plus aléatoires. C’est dans cette situation que je me suis retrouvé prisonnier près de Verdun sans avoir tiré un seul coup de feu contre l’ennemi. Après le camp de Verdun où je me suis déclaré ouvrier agricole auprès des Allemands, j’ai été envoyé dans une ferme de l’Ostland à Sivry-sur-Meuse.
Cette organisation des Services Agricoles Allemands avait ses bureaux et son directeur à Verdun. Dans plusieurs cantons de cette sous-préfecture comme Dun-sur-Meuse, était installé un chef de région, il avait autorité sur chaque commune de ce canton où des terres cultivables avaient été réquisitionnées, ainsi que sur les bâtiments agricoles, avec ou sans leurs propriétaires. Dans chacune de ces communes était installé un « chef de culture », le plus souvent dans la plus belle maison du village. Celui de Sivry occupait la vaste demeure de Madame Cheppy à l’entrée nord du village. Ce personnage avait pu faire son choix tout à loisir, étant arrivé bien avant le retour des réfugiés de l’exode de Juin 1940.
Les conditions dans lesquelles des exploitations agricoles avaient été réquisitionnées étaient simples. Au début de l’occupation, il ne restait que très peu d’habitants qui n’avaient pas reçu un ordre d’évacuer, de la part des Autorités Françaises. Les premiers réfugiés qui rentraient étaient ceux qui avaient été surpris par l’avance allemande à quelques dizaines de kilomètres seulement de leur village. Leur retour, de jour en jour, se faisait selon leur éloignement, tant qu’ils se trouvaient encore en « zone interdite ». Par contre, quand ils revenaient des zones dites « occupée » ou « libre », les formalités de retour, surtout pour les agriculteurs, étaient compliquées à loisir par l’occupant. Le temps de retour au village s’en trouvait allongé d’autant. Ainsi, en retardant volontairement le retour de ces réfugiés, les Allemands avaient toute liberté pendant cette période, d’installer leur nouvelle organisation en se faisant passer pour « les sauveteurs de l’Agriculture Française défaillante et incapable ». Pour eux, en invoquant « l’abandon volontaire des fermes par ces Français indignes », l’occasion était belle d’en reprendre l’exploitation à leur profit et de s’approprier les récoltes de l’année. C’était parait-il, pour ravitailler la population française affamée ! En réalité, toute cette production agricole partait pour l’Allemagne.
Pour mener à bien les travaux de ce plan si bien préparé, les Allemands avaient requis sur place du personnel civil et des étrangers non mobilisés parmi lesquels des familles polonaises du Nord de La France. Des prisonniers du camp de Verdun allaient compléter les effectifs de cette paysannerie d’occasion.
Quand les propriétaires des fermes réquisitionnées voulaient rentrer chez eux, ils avaient le choix si l’on peut dire, entre travailler pour les Allemands avec un modeste salaire ou repartir d’où ils étaient venus pendant l’exode. De plus, sur ce salaire, était retenu le loyer de l’habitation qu’ils occupaient. La plupart étaient dans l’obligation d’accepter, ne serait-ce que pour essayer de sauvegarder leur outil de travail et ce qui leur restait de bétail. Travailler sur SES terres comme simple ouvrier et payer un loyer pour habiter SA maison, en d’autres circonstances, on aurait pu trouver çà cocasse !
Sivry 1941
Après l’exode de Mai 1940, Maurice Albrecht, son épouse et leurs deux filles, Michèle et Josette, étaient revenus à Sivry dans les conditions évoquées ci-dessus. Leur exploitation était occupée par l’Ostland. Cette grande maison située à côté de l’église en allant vers le cimetière, abandonnée par ses habitants, s’est écroulée quelques années après la guerre, ébranlée par les bombardements.
Le cas de Jean Collignon était différent. Le 10 Mai 1940, jour de la grande offensive allemande, sa ferme, à l’entrée nord de Sivry, avait été détruite par l’aviation allemande comme le Café Georges, en face le Garage Scherer. Une bombe tombée derrière l’église, avait touché un cantonnement militaire. Plusieurs soldats furent blessés ainsi que Monsieur Aubry qui avait reçu un éclat dans le dos. Sa famille fut une des premières à quitter Sivry. Gravement blessé, il avait été évacué sur le grand chariot, allongé sur un matelas vers l’hôpital de Verdun.
A son retour de l’exode, Jean Collignon n’avait pu que constater la destruction de son exploitation et la mainmise des Allemands sur les meilleures terres de la commune. Pour tenter de sauvegarder ce qui restait, il avait accepté un emploi de « régisseur » à l’Ostland, ce qui lui permettait d’intervenir auprès des autorités d’occupation en cas de litiges. A cette occasion, certains n’ont pas hésité à le traiter de « collaborateur », un terme plutôt méprisant à l’époque. Ce fut pourtant grâce à lui qu’on a pu remettre en place les bornes du cadastre après la guerre. Avec leurs gros tracteurs Lanz de 45 cv et les charrues trisocs, les Allemands n’avaient pas hésité à déplacer ces bornes séculaires pour agrandir les parcelles réquisitionnées, en toute impunité.
Avec l’arrivée du printemps, les travaux commençaient à s’organiser sous la direction éclairée de Jean Collignon. Il nous rassemblait tous les matins au petit jour devant la belle grange occupée de la ferme d’Onésime Saintin en face du Café Chotin, pour distribuer comme il disait « le programme des réjouissances ». Léon Girardey, le plus jeune de nous tous, engagé dans l’Infanterie Coloniale à dix huit ans, conduisait le gros tracteur monocylindre pour les labours profonds, ce qui était nouveau pour l’époque. La mise en route de ce monstre, dans les matins froids et humides de la vallée de La Meuse, n’était pas une sinécure.
Il fallait chauffer la culasse de l’engin avec une lampe à souder pendant une demi-heure avant de pouvoir lancer le moteur à l’aide du volant latéral. Plusieurs tentatives étaient nécessaires au risque de se faire casser le bras, avant que les grosses volutes de fumée noire accompagnent les premiers soubresauts du monstre. Léon grimpait sur le siège et prenait le volant sous les vociférations du « Schtolte », le chef de culture allemand de Sivry, présent sur son cheval, qui trouvait toujours que l’opération durait trop longtemps.
Léonce Bantquin, vieux célibataire, faisait partie lui aussi comme il disait, de ceux qui partaient la matin pour aller « gratter le globe ». Malgré son genre gros paysan, il avait des réparties qui ne manquaient pas de bon sens. Il vivait avec sa sœur dans leur maison qui ressemblait à l’origine à toutes les autres. En raison de son mauvais entretien et du désordre qui régnait à l’intérieur, elle était devenue une masure. Léonce aurait pu faire un bon paysan, mais il était d’un naturel paresseux et l’était devenu encore plus en travaillant pour les Allemands, ce en quoi personne n’aurait pu lui donner tort. Il aimait le vin rouge et les histoires grivoises. Avec son teint rougeaud, sa barbe de la semaine et son vieux chapeau crasseux, ceux qui ne le connaissaient pas n’auraient pas aimé le rencontrer la nuit au coin d’un bois.
L’Hôtel Restaurant Planson avait acquis une réputation qui dépassait largement les limites du département de La Meuse. Pendant la « drôle de guerre », des officiers supérieurs dont le Général Gamelin étaient venus y déguster le brochet de La Meuse à la crème et les escargots de la Maison Couturier Frères. Madame Planson et sa fille Etiennette contribuaient par leur agréable présence à la réputation méritée de la Maison, car le patron « Le Tonin », qui avait fait à lui seul la renommée de la table, c’était un sauvage. Quand une personnalité de passage désirait le féliciter pour la qualité du menu, il disparaissait par le jardin et laissait à la patronne le soin d’inventer un prétexte à son absence.
Rue du Moulin, le Café de La Croix Saint Claude après le pont du Brouzel, était tenu par Victor et Blanche Dormois. Ici, chez « La Blanche » c’était plutôt le rendez-vous des jeunes. Petite fille de mariniers, elle avait du être une belle jeune femme, elle avait des yeux magnifiques et un langage distingué qui contrastait avec celui de son rustre de mari. En plus de son café, « Le Victor » tenait une petite exploitation agricole, méprisée par la convoitise des Allemands et pour cause ! C’est là que j’ai vu la seule fois de ma vie, une batteuse à grains actionnée par l’énergie animale. On montait le cheval sur un tapis roulant incliné et l’engin tournait au rythme de ses pas toute la journée. Un sac d’avoine attaché sous le museau du cheval, qu’on remplissait de temps en temps, faisait office de carburant pour cette curieuse et antique mécanique.
J’avais été désigné pour procéder à des inscriptions en allemand sur les portes des bâtiments devenus provisoirement propriétés de l’Ostland, ce qui avait provoqué un incident violent entre Le Maire Léon Richard et « Le Schtolte », notre chef de culture. En contestant avec insistance la réquisition de sa grange, il avait reçu en pleine figure un coup de poing de l’Allemand qui l’avait étendu raide devant les habitants interloqués. Il finit par se relever après avoir prolongé volontiers sa position allongée, pour le spectacle, ce qui gênait passablement l’auteur de ce geste inconsidéré. D’autant plus qu’à ce moment-là passait une grosse Mercédès à fanion d’officiers allemands. Ces messieurs s’arrêtèrent pour s’informer les raisons de ce rassemblement La chère « Collaboration » qui à l’époque se voulait encore amicale de la part de l’Occupant, venait d’en prendre un sérieux coup. Avec mon pot de peinture verte et mon pinceau, j’ai parcouru les rues de Sivry et toutes les communes du canton de Dun-sur-Meuse où l’Ostland était présente. Sur chaque porte, j’inscrivais à chaque fois : « Betrieb N° », suivi d’une marque au pochoir qui voulait dire à peu près : Services Agricoles Allemands du district de Verdun. J’étais parfois mal accueilli par certains maires ou propriétaires qui me reprochaient de travailler pour les Allemands. Il faut croire que ma peinture était de bonne qualité car j’ai encore vu vingt ans plus tard, des traces de ces inscriptions sur des portes de granges.
Au mois d’août 1941, le Gouvernement Français signait un accord avec l’Allemagne. Dans sa grande générosité mais dans un but évident de propagande en faveur de « La Collaboration », l’occupant acceptait de libérer tous les prisonniers encore présents sur le territoire français. Pour ceux qui en connaissaient le nombre exact, ce geste qui se voulait symbolique, était en fait d’une navrante dérision. Nous n’étions plus que 250 environ, répartis dans les seuls départements de la zone interdite. En comparaison avec les 1.900.000 enfermés dans les stalags du territoire allemand, nous ne représentions qu’une infime minorité. Pour l’opinion publique française, l’effet était bénéfique vis-à-vis de nos « bienfaiteurs » et l’information ne manquerait pas de figurer en bonne place sur la première page de « Signal » ou de « Paris-Soir ».
En ce qui nous concernait, chacun de nous avait reçu de la Kommandantur un laissez-passer joint à l’ordre de libération, destiné à notre centre de démobilisation. Munis de ces précieux documents, nous pouvions en toute légalité, prendre le train le lendemain matin pour rentrer à la maison, même en zone libre, après avoir franchi la ligne de démarcation, sans être inquiétés par les autorités. Mais le soir même, nous devions assister à une réunion décidée brusquement par le chef de culture allemand. Il nous demanda de lui remettre nos laissez-passer, valables d’après lui que s’ils avaient reçu le cachet officiel de l’Ostland, avec l’aigle à croix gammée. C’en était fait de notre libération, car nos précieux papiers furent tout simplement confisqués. On nous invita à reprendre le travail le lendemain matin comme si rien ne s’était passé.
C’est ainsi que de prisonnier de guerre je suis passé au STO (Service du Travail Obligatoire). Les services de l’Ostland possédant les adresses de nos familles, dans ces circonstances, une évasion pour un jeune de 22 ans c’était la clandestinité ou les représailles auprès de la famille. Deux éventualités que je n’ai pas voulu envisager et qui on fait que le jour de sa libération, le 2 Septembre 1944, j’étais toujours un habitant de Sivry-sur-Meuse. Pendant ces trois années, bien des événements ont modifié ma situation car j’avais trouvé une nouvelle famille. (Voir dans TEMOIGNAGES, la libération de Sivry).
René CHARRIER